0.00 Les noms de lieux bretons : nature et enjeux du problème
Ar Vro-bell ‘le pays lointain’
Imaginez une balade à la campagne à travers les chemins creux découvrant des lieux perdus à la grande circulation moderne contemporaine. On s’intéressera aux rencontres avec la nature, entre flore et faune ; à l’architecture traditionnelle, entre écclesiastique et rustique ; à la topographie, entre paysages et cours d’eaux ; à la géologie, entre sols et roches ; en bref, on s’intéressera potentiellement à tous ces divers aspects qu’on rencontra au cours de notre excursion. Et pour les plus curieux on trouvera maintes livres ou ressources écrites qui fourniront des connaissances plus profondes sur tous ces aspects là que nous venons de mentionner.
Mais il y a un aspect du chemin parcouru qui est non seulement très méconnu mais ne jouit pas de ressources écrites, ou du moins de ressources écrites à la hauteur des autres connaissances mentionnées. Nous parlons des noms de lieux, signalisations immémorielles ancrées dans le paysage, émanations de sociétés humaines enracinées et témoins de différentes phases de l’histoire du pays. On se complait à penser à l’ordinaire que les noms de lieux se trouvent et se conservent sur des cartes ou, à défaut, dans certains cas, dans des archives quelconques, mais cette façon de penser ne prend pas en compte plusieurs facteurs.
Primo, le fait que la toponymie, l’ensemble des noms de lieux, n’est pas répertorié d’une façon complète nulle part (et d’ailleurs le terme ‘complet’ n’est même pas véritablement achevable dans le domaine de la dénomination langagière du paysage). Pour dire autrement, nos connaissances touchant la toponymie du pays sont défectueuses. Dans ce demi-millénaire passé – dite période modern de l’histoire – où l’on est devenu fasciné par les découvertes géographiques nouvelles du globe terrestre, puis les découvertes des phénomènes du cosmos, le tout accompagné de la perfectionnement accroissant de la cartographie, on a régressé en ce qui concerne nos connaissances du pays où nous vivons. Cette régression de nos connaissances est en fait en chute accelérée puisque nous risquons de perdre la véritable forme d’une bonne partie des 60,000 noms d’habitations bretons de la Basse-Bretagne et le peu qui reste des noms des 3 millions et quelques parcelles de terres qui existaient avant 1960. 1Calcul très approximatif supposant l’existence de 200 parcelles différentes par kilomètre carré avant 1950 et un kilomètrage carré de la Basse-Bretagne estimé grossièrement à 15,000 kilomètres carrés.
Secundo, la forme véritable de beaucoup des noms de lieux bretons est masquée par le fait que beaucoup ont des formes écrites anciennes dépassées qui ne tiennent pas en compte la forme effective du nom de lieu. La francisation a joué aussi, ainsi que des formes fautives entérinées par les aléas de la transmission officielle. Ce qui se perd aussi c’est la façon bretonne – dans toutes ses variations dialectales – de prononcer les noms de lieux dans une société bretonne contemporaine qui est devenu à majorité écrasante une société unilingue français. Les prononciations précises propre à chaque localité gardent toute leur importance quand on sait qu’ils renferment des précieuses indices pour résoudre les étymologies obscures de maintes noms de lieux.
Les noms de lieux sont souvent invoqués en tant que tels pour satisfaire la curiosité des gens qui voudraient savoir la signification et l’origine des noms. Pour cela il faut s’y mettre à étudier ces noms par moyen de l’étymologie, mais il importe de dire que l’étymologie, tout en ayant une importance incontestée, ne constitue pas le but unique et suprême de la connaissance toponymique. Plus fondamental, du moins en termes pratiques, est la localisation et la connaissance de la forme précise de chaque nom (nous devrions en plusieurs cas dire ‘les formes’) puisque l’étymologie ne peut pas résoudre la signification de tous les noms de lieux ; certains restent – et resteront sans doute – obstinément obscurs. ‘Connaître’ un nom de lieu est une connaissance beaucoup plus fondamentale que ‘comprendre’ la signification d’un nom de lieu, n’en déplaise aux étymologistes. ‘Nommer c’est connaître’ dit-on ; cela est peut-etre trop catégorique, mais on peut du moins convenir que ‘nommer’ va de concert avec un accroissement des connaissances.
Nous avons parlé du problème de la perte de connaissances de la toponymie originale du pays comme s’il s’agissait d’un phénomène propre à la campagne profonde, mais en fait le même problématique se joue dans partout dans les pays bretons – qu’ils soient ‘reculées’ ou limitrophes des villes –, même dans la plupart des zones suburbaines de la Basse-Bretagne perdues à la campagne de mémoire vivante depuis la modernisation accélérée qui suivit 1960, et, dans certains cas, jusqu’à dans les ‘anciennes’ zones urbaines.
La population contemporaine de la Basse-Bretagne – en conséquence du fait qu’elle est débretonnisée et francisée de fond en comble, de même que de plus en plus tributaire de sources historiques écrites qui sont à 99% en langue française – ne se rend pas compte du tout à quel point le français était ‘étranger’ pour la masse de la population bretonne en 1900, et encore plus – il s’ensuit – en 1850. Au XIXe siècle, la plupart des rues et places dans les villes (en dehors des villes ‘plantées’ de Brest et de Lorient) avaient des noms bretons employés par la population bretonnante. 2Une certaine équivalence existait entre les versions bretonnes et françaises de beaucoup d’ ‘urbonymes’ dans les villes basse-bretonnes qui rend impossible de savoir dans quelle langue tel toponyme urbain vit le jour en premier. Ainsi, on peut se demander – en fonction de l’origine ethnique du commanditeur féodal ou d’une suite bureaucratique parfois recrutée ailleurs – est-ce qu’un bourg-castral comme Châteauneuf-du-Faou (français) / ar C’hastellnê (breton), dont la fondaison semble remonter au XIIe siècle, fut nommé initialement en français puis aussitôt traduit en breton ou bien le contraire. Non seulement la quasi-totalité des microtoponymes de la surface terrestre basse-bretonne et de sa frange littorale portaient des noms bien bretons, mais on nommait aussi en breton les profondeurs océaniques au large de la côte bretonne ainsi que les ténèbres parties souterraines des mines de plomb et d’ardoise (puits, galeries, veines), sans oublier dans cette énumération les constellations dans le ciel. Donc, la bretonnitude de la toponymie bretonne était – et l’est resté toujours chez les locuteurs traditionnels résiduels – beaucoup moins française que ne le laisserait supposer les cartes et les documents officiels. Nous avons affaire à un ‘écosystème’ particulier de dénomination.
Pour l’anecdote, il existe en Basse-Bretagne, dans un endroit assez reculé, loin des ‘sentiers battus’, une habitation nommée ar Vro-bell, qui n’est pas son nom officiel, et qui signifie ‘le pays lointain’ en breton. La raison pour cette appellation n’est pas claire et nous nous dispensons pour l’instant de situer ce lieu – que nous connaissons seulement grâce à nos recherches – pour souligner aux lecteurs qu’ils ne pourront pas le trouver facilement même s’il se trouve que certains lecteurs auraient passé devant l’endroit en question dans leur voiture… . Symboliquement, ar Vro-bell ‘le pays lointain’, nom de lieu inconnu de la documentation écrite et officielle, représente bien ce que sont les enjeux contemporains de la situation de la toponymie bretonne, il est lointain pour ce qui est de nos connaissances du pays où nous vivons tout en étant si proche de nous…
De nos jours, quand des sentiers de randonnée sont organisés, balisés et promus de plus en plus par les instances publiques (communales, départmentales, parcs régionaux, etc.), souvent pour promouvoir l’attrait économique touristique d’un pays, le manque de repérage du patrimoine toponymique immatériel est frappant pour tous ceux qui connaissent à fond leur pays.
Il y a – pour le moment – remède à la perte de ces innombrables ‘pays lointains’ qui sont nos noms de lieux traditionnels ; mais cette opportunité de porter remède ne durera qu’un clin d’œil de l’histoire de notre pays. Pour en savoir plus, nous vous invitons à continuer de lire.
Les enjeux du projet
Le projet du Hanoiou-lec’hiou Breiz Izel (HLBI) – lancé en 2015 – à pour but de recueillir et réunir tous les noms de lieux habités de la Basse-Bretagne, leurs prononciations bretonnes traditionnelles, les traditions concernant ces noms de lieux, aussi bien que tous les formes documentaires accessibles. Nous ne pouvons pas, malheureusement, se laisser embourber dans des recherves d’archives poussées qui risqueraient de nuire à l’urgence prioritaire de la collecte des formes orales. Certes, il est indéniable que la multitude d’anciennes formes documentaires qui nous restent inconnues – s’étendant dans le temps jusqu’au XVe siècle – seront indispensables pour percer l’analyse d’origine de beaucoup de toponymes bretons (comme le démontrent entre autres les travaux de Loth 1890, Deshayes 2003, Hollocou & Plourin 2006 etc., Luçon 2017), mais ce constat est éclipsé par une considération incontestable touchant la toponymie :
la collecte des formes historiques peut attendre, la collecte des formes orales, non
Pour assembler ce corpus de formes orales de toponymes il faut faire des prospections dans divers régions de la Basse-Bretagne chez les bretonnants traditionnels qui ont le breton comme langue maternelle. Ce projet revêt d’une nature toute particulière puisque il se fait dans une conjoncture historique très particulière où les derniers informateurs sont destinés à disparaître à partir de 2020. Certes il y aura des bons bretonnants de souche qui vivront encore plusieurs années, mais ceux là seront l’exception plutôt que la norme. Il faut garder en tête que le but du projet du HLBI est de collectioner la quasi-totalité des noms de lieux habités de la Basse-Bretagne (au moins 60,000 toponymes) et que, pour des causes de logistique, certains de ces noms ne sont connus – même à présent – que d’un individu originaire d’une partie de la commune tandis que si on s’intéresserait seulement à la langue bretonne de tous les jours nous pourrions attendre d’avoir recours à des dizaines d’individus dans chaque commune pour les années qui nous restent.
Pourquoi les années suivant 2020 constitueront une date butoire pour achever des recherches poussées en toponymie bretonne?
Premièrement, et tout bêtement, parce que les détenteurs de connaissances toponymiques bretons sont en voie de disparition. Il est bien connu qu’en la quasi-totalité de la Basse-Bretagne, en dehors des bourgs principaux et les villes, que tout les enfants campagnards, jusqu’en 1945, grosso modo, parlaient le breton appris à la maison, et que dix ans après, depuis 1955, que toute cette catégorie sociale ne parlait que le français. Le changement de langue véhiculaire dans la société campagnarde, du breton au français, presque imperceptible à ses débuts, devint de plus en plus accentué avec l’avancée des nouvelles générations dans les années 1960 et 1970. Revenant au présent, ceux nés en 1945 auront atteint leur 75ème année en 2020. Sachant que la moyenne d’âge de décès des Français est 75 pour les hommes et 82 pour les femmes, on voit qu’on se trouve très près du gouffre de l’oubli.
D’après ces statistiques, on pourra retenir le fait que la toute dernière cohorte – très atténuée – de Bretonnants traditionnels, nés en 1955, vivront en moyen jusqu’en 2030 pour les hommes et jusqu’en 2037 pour les femmes. Cela semble nous donner une fourchette raisonnable de temps pour compléter des enquêtes chez la population bretonnante, mais voir les choses optimistiquement ainsi c’est oublier que même les personnes nés depuis 1945 ont eu, en général – pour ce qui est de la qualité de la langue en général et surtout pour la toponymie (un savoir très particulier qui est lié à chaque endroit) – une immersion moins totale dans la langue au temps de leur jeunesse que la cohorte des Bretonnants nés dix ans auparavant, en 1935, avec tout ce que cela implique pour les interférences accroissantes du français sur tous les aspects de leur breton. Plus un individu à vécu dans la période précédant 1955, avant la modernisation effrénée de l’agriculture bretonne et le remembrement massif du paysage d’antan, plus il aura connu, non seulement le breton, mais les anciens mœurs, la vie communale à l’ancienne, au rhythme des chevaux et de la coopération de voisinage qui se faisait tout en breton. A force d’écouter les anciens dans cette société grégaire, beaucoup de savoirs, de connaissances et de mots se secrétaient dans la mémoire, et beaucoup de noms de lieux, tant noms de champs, de ruisseaux, de chemins, de carrefours que de noms habités ont pu perdurer jusqu’à nos jours. Ceux nés depuis 1945 ont eu une moindre participation dans cette société traditionnelle que les cohortes précédentes avec des conséquences sur leurs connaissances concernant leur localité.
Ce qui plus est, on doit admettre que les hommes – et nous généralisons ici – ont tendance à posséder une meilleure connaissance des détails de la topographie d’un district que les femmes, étant qu’ils s’occupaient beaucoup plus de la terre que les femmes plutôts attachées à des tâches domestiques autour de la maison et des jardins avoisinants. La mode de vie des hommes dans la société traditionnelle les voyaient travailler dehors au long de la journée et, pour un nombre non négligeable, s’adonner à la chasse comme principal passe-temps. (Cela étant dit, il importe de dire, quand même, qu’en dépit de la généralisation qu’on vient d’énoncer que des différences individuelles d’intelligence ou d’intérêt font que les femmes n’ont souvent rien à envier aux hommes pour ce qui est de leurs connaissances de la toponymie de la localité).
Il en ressort que dans les années suivant 2020 – une conjoncture temporelle et génerationnelle assez précis – la collecte d’une couverture géographique exhaustive de la totalité du territoire rural de la Basse-Bretagne ne sera plus assuré. Et puis, quelques années ensuite, ce sera catégoriquement trop tard. Cela représente une condamnation à disparaître absolue de ces connaissances humaines immémorielles du pays qui désormais resteront sans aucun appel ni remède.
Conséquences de la non-réalisation du projet du HLBI
En absence de réfléxion sur les enjeux du projet du HLBI on pourrait penser ‘Et puis alors ? Les passionnés du breton n’ont pas eu leur compte ? Mais, voyez-donc, il y a des préoccupations bien plus graves dans le monde d’aujourd’hui’. Certes, mais ce serait, bien sûr, oublier les avantages évidentes qu’on pourrait en tirer pour ce qui est de la connaissance collective de langue bretonne, si cela compte pour quelque chose… En fait, le dessein de ce que propose de faire le HLBI va beaucoup plus loin que de simplement faire progresser les connaissances linguistiques et des questions purement bretonnes : ce serait aussi – ce qui peut, à premier abord, paraître beaucoup moins évident – un atout majeur pour les connaissances historiques, géographiques, sociologiques etc. etc. sur cette partie originale du territoire français. Une lacune majeure de notre mémoire historique serait comblée si les buts du HLBI pouvaient être achevés, étant que tout un groupement original de plus d’un million de personnes (à son apogée en 1911) se verraient dénaturer pour la simple raison qu’ils auraient vécus dans une langue tout autre que la quasi-totalité des documents par lesquels leur traces nous sont conservés aujourd’hui. A quelques exceptions près, le français fut la seule langue en laquelle ils furent recensés et décrits, conduisant à une situation qui tend à la distorsion de la réalité humaine vécue.
Ce qui plus est, cette société bretonne avec sa langue propre dont perdurent les derniers participants en ce moment même, représente beaucoup de savoirs qu’on ne pourra trouver dans les documents écrits. Comme pour beaucoup d’autres savoirs spécialisés, ceux qui connaissent moins le sujet sont les moins conscients de ce qui se perd. Il est encore temps de réparer les abîmes béantes de nos connaissances collectives de la réalité humaine qui fut l’éthnie bretonne dans la péninsule armoricaine.
Des aides financières pour la réalisation du projet du HLBI ?
Peut-on espérer qu’une modeste somme sera attribué par des instances en position de le faire pour que deux ou trois spécialistes déjà formés pourraient s’y atteler à la tache pendant trois ans pour faire en sorte qu’un des patrimoines les plus importants de cette partie de la France sera préservé pour les générations de l’avenir ? C’est à dire, un recueil publiée des données toponymiques de la Basse-Bretagne qui ferait authorité sur les noms de lieux et rassembleraient toutes les connaissances susceptibles de servir aux travaux historiques, géographiques, linguistiques, sociologiques, etc. etc. (nous en passons bien sûr). On espère vivement que les agences culturelles comprenderont les enjeux de ce que nous faisons et prendront acte, mais pour autant sans nous faire des illusions qu’assurément cela sera fait quand même que les justifications auraient été données dans des termes les plus clairs…
Iwan Wmffre & Loïc Cheveau
POSTÉ mars 2020 (versions antérieures : déc. 2017).
(pour des détails sur les membres de la direction, voir sous Termes de Collaboration)
Notes
↑1 | Calcul très approximatif supposant l’existence de 200 parcelles différentes par kilomètre carré avant 1950 et un kilomètrage carré de la Basse-Bretagne estimé grossièrement à 15,000 kilomètres carrés. |
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↑2 | Une certaine équivalence existait entre les versions bretonnes et françaises de beaucoup d’ ‘urbonymes’ dans les villes basse-bretonnes qui rend impossible de savoir dans quelle langue tel toponyme urbain vit le jour en premier. Ainsi, on peut se demander – en fonction de l’origine ethnique du commanditeur féodal ou d’une suite bureaucratique parfois recrutée ailleurs – est-ce qu’un bourg-castral comme Châteauneuf-du-Faou (français) / ar C’hastellnê (breton), dont la fondaison semble remonter au XIIe siècle, fut nommé initialement en français puis aussitôt traduit en breton ou bien le contraire. |