Le problème orthographique de standards littéraires, l’un en compétition avec les autres pour représenter le breton littéraire moderne, est bien connu et nous justifions nos choix et donnerons ailleurs notre opinion sur quelques mérites et démérites de chacun de ces standards établis (voir 7.04 Critique des orthographies traditionnelles KLT et vannetaises). Ici nous nous bornerons à parler de certains mots qui ont des variantes honnies comme ‘dialectales’ mais qui ont le droit d’etre considérées aussi vénérables si ce n’est plus vénérables que leurs pendants ‘littéraires’ qui sont, eux, en fait plus dialectales par nature. La raison pour cette maladaptation ici et là du breton littéraire à l’entièreté des dialectes KLT tient au fait qu’il y a eu depuis au moins le XIXe siècle un parti pris net en faveur du dialecte léonard (et spécifiquement haut-léonard) dû à un taux d’alphabétisation plus élevée dans cette province très pratiquante. Il ne serait pas surprenant que le meme phénomène de maladaptation de certains mots se retrouve dans la langue littéraire vannetaise vis-à-vis d’autres dialectes du vannetais, surtout le bas-vannetais, mais nous ne sommes pas bien placés pour fournir des exemples concrets.
Un mot qui éclaircit bien la problématique des standards littéraires
Il se pourrait bien qu’on se demande pourquoi la série de tomes que nous préparons sur les noms de lieux porte le nom Hanoiou-Lec’hiou Breiz Izel avec le mot hano écrit avec un h quand la prépondérance des dictionnaires bretons écrivent soit ano (KLT, H) ou le presque méconnaissable anv (ZH) ou anw (SS). Il y a une bonne raison que nous choisissons d’écrire hano : Le fait est que la proscription du h– initiale dans hano fut décidée tardivement et péremptoirement par les tenants du KLT en 1907 basée sur des considérations étymologiques qui dérivaient d’une comparaison avec les mots apparentés dans les autres principales langues celtiques – à savoir le gallois enw, l’irlandais ainm – et en connaissance de l’origine indo-européenne du mot – à savoir un métathèse en celtique d’un forme d’origine *nam– qu’on trouve chez les mots apparentés anglais name et latin nomen.
Néanmoins, avant 1907 le mot s’écrivait hano en Léon comme partout ailleurs en Bretagne et cela depuis plusieurs siècles. Le Catholicon, premier dictionnaire breton datant de la deuxième moitié du XVe siècle, écrivait le mot hanu (ce qui allait de pair avec son écriture de mezu, deru pour mezo, dero dans l’orthographe bretonne KLT par la suite). 1Le vannetais standard écrit toujours hanù bien que le ù consonantique ne se prononce plus dans aucun parler vannetais, ou presque. Dans le vannetais parlé donc, le ù consonantique s’est en générale amui, mais en renforcant le n simple du mot en nn double, cela donne – généralement – soit hañn nasalisé en bas-vannetais et hann non-nasalisé en haut-vannetais. L’ALBB nous montre le même phénomène du perte du w consonantique de la forme primitive hanw avec renforcement de l’ n simple dans un district du Goëlo à Pléguien.
En plus de l’étymologie, les tenants du KLT constataient que le mot se prononçait effectivement ano dans le Léon, bastion du breton littéraire avec son surabondance de prêtres ; mais cette ‘heureuse’ coincidence était trompeuse. Quiconque connait le breton du Léon n’irait jamais demander à un Léonard si un h initial existe basé sur son prononciation du mot, de même qu’il n’y aurait aucun profit de demander aux locuteurs d’autres dialectes bretons si il existe un z final dans nevez basés sur leur prononciations(s) de ce mot là. En breton du Léon on ne prononçe jamais les h initiaux, donc dans cette région les mots had, hanter, hañv, heb, hent, heol, heul, hir, houarn, hunvre, huƶel deviennent naturellement ad, anter, añ, eb, ent, eol, eul, ir, ouarn, uñre, uzel.
Il est vrai que la prononciation ano pour hano se trouve pas seulement dans le Léon, mais aussi dans une contrée assez étendue. L’ALBB (309 hano; hanva) nous montre l’amuïssement du h du mot hano dans quatre régions distincts:
- Une région étendue contiguë au Léon, située à l’ouest d’une ligne qui va de Locquirec à Berrien, de Berrien à Brasparts, de Brasparts à Quimerch, de Quimerch à St-Nic;
- Une autre région située à l’ouest d’une ligne qui va de Ploaré à Plogastell-St-Germain, et de Plogastell à Combrit;
- Une petite région située au nord-ouest de Lannion;
- Une autre région assez étendue, qui comprend la plupart du Haut-Vannetais, située au délà du Blavet, de la mer à Pontivy, et de Pontivy à Naizin.
Cependant, une qualification s’impose : il y a des regions étendues dans les pays KLT en dehors du Léon où le h initial s’entend effectivement mais s’efface suivant les articles, ce qui donne tout naturellement an ‘ano même que le mot hors ce contexte se prononce hano (l’usage dans le breton littéraire n’est pas de montrer cette amuïssement). Il faut que les dialectologues soient très attentifs en recensant des mots bretons commençant par h initial puisque les contextes où ils se trouvent suivant les articles ne nous enseigneront pas si le h initial est prononcé ou non dans tel et tel dialecte. Et justement, dans l’ALBB, il au moins cinq points où on trouve ano apparié avec henvel ou hanvel (le dérivé infinitif) ce qui tend à prouver que Pierre Le Roux, son auteur, a demandé le mot hano dans un contexte où celui-ci suivait un article. 2Je suis en position de confirmer que le mot se prononce hano hɑ͂·nʊ à Plounévézel en dépit de la forme ano que donne l’ALBB pour cette commune. La raison pour le manque de h initial dans l’ALBB doit être attribuée au contexte trompeur que je viens d’expliquer. Par souci d’exhaustivité je dois signaler l’existence également à Plounévézel de la forme métathétique haon hɑ͂wn pour ‘nom’ que je trouve dans la phrase an haon ha lesaon nɑ͂un a lesɑ͂un ‘le prénom et nom’ (PG HH-carn40-1973), ainsi que le dérivé infinitif haonyo ˈhɑ͂wɲo connu du moins dans certains chansons. Ces formes métathétiques semblant êtres typiques des régions situées à l’est et au sud de Carhaix. L’ALBB donne ˈhɑ͂nvəl à Plounévézel.
Tous ces régions, aussi étendues qu’ils soient, ne constituent pas la majorité des parlers breton, et dans la zone centrale du pays bretonnant on trouve bien le mot hano avec un h initial (hano, haon, hanw ou hanù).
Et même que le h initial ne se prononce pas de nos jours dans les zones périphériques, il en reste des traces conservés de son existence antérieure dans le breton du Léon dans des mots composés, comme lesano plutôt que lezano pour ‘surnom’ en léonard, 3Comm. Mikael Madeg, qui atteste de ses collectes que lesano est largement majoritaire dans le Léon avec quelques attestations éparses de lezano, dû à une réanalyse, et de lesan, forme archaïque. Le h– de hano se trouve aussi dans l’explétive fitandoue ! (prononcé fitənˈduwə à Plounévézel), qu’on trouve dans les dictionnaires comme fidamdoue, une déformation populaire – acceptée par les dictionnaires – qui provient d’une réanalyse feƶ + da + ma + Doue ‘foi de mon Dieu’ plutôt que du juron d’origine fi + da + hano + Doue ‘fi au nom de Dieu’. Le h– de hano explique le [t] médial de fitandoue !. L’absence de o dans ce juron, comme dans lesan la variante léonarde archaïque de lesano, s’explique par le fait que cette voyelle était à l’origine consonne, comme dans le trégorrois hanw, et cela explique aussi la prononciation n-ɑ͂nˈduwə en breton central pour le juron en han’ Doue ! ‘au nom de Dieu’. où le h d’un prononciation originale hano a provoqué la provection du z final de lez en s, ce qui ne pourrait pas être possible si le mot ne se prononçait pas aussi hano dans le Léon à l’origine (et, effectivement, le Catholicon donne leshanu pour ce mot).
Il est sans doute vrai que le h initial de hano s’est attelé au mot à une époque donnée précédant la fin du Moyen Age, mais est-ce que des considérations historiques et étymologiques doivent effacer plus de 500 ans de tradition et de masquer sans véritable raison les prononciations contemporaines les plus conservatrices ? Si l’on n’est pas préoccupé à créer du breton archaïque, la réponse doit être catégoriquement : non. Fait intéressant et pas bien connu, bien que le gallois ait préservé le mot apparenté comme enw sans trace de h initial, tout le nord de ce pays prononce effectivement le mot comme henw pl. henwau.
Tout cela explique que quand même que nous nous réclamons du breton écrit traditionnel, pour ce qui est de l’écriture des noms de lieux bretons, cela ne veut pas dire que nous suivons nos standards de référence contemporains à la lettre quand ils induisent le public en erreur.
D’autres mots mal représentés par les standards littéraires établis
A part les efforts plutôt infructueux des vannetais de préserver leur tradition littéraire indépendante, ce qu’on appelle tout court le breton littéraire continue une tradition qui tend toujours à favoriser les formes léonardes au dépens de formes différentes propres aux autres dialectes. Les bretonnants de la Cornouaille et du Trégor se sont inclinés devant ce brezoneg ledan (‘breton étiré’) du Léon, non sans grogner de temps en temps, mais sans vouloir remettre en question toute la tradition littéraire (qui est une, même si elle a été véhiculée, avant et depuis 1907, par différents standards réformés KLT, ZH, H, SS) il importe de montrer où cette tradition écrite induit en erreur et de la corriger là où on peut le faire pour les besoins du HLBI.
Certains formes trouvés dans les dictionnaires, sont à proprement parler, des léonismes plutôt que des formes littéraires. En tant que locuteur de breton central cornouaillais avec des connaissances en étymologie historique, il est tannant de voir des formes que j’ai écrites dans un texte littéraire remplacées par des formes léonardes qui se trouvent êtres les seules admises dans les dictionnaires. Voici des exemples lexicaux:
- le léonard kran est chez nous krant ‘nanti, pourvu, chic, distingué’ et est évidemmment un dérivé de longue date du français grand. J’ai entendu ce mot dans son dérivé comparatif avec le sens de ‘foisonnant’ de la bouche d’un habitant de Bolazec qui disait que Ponvêll zo krantoc’h vid Bolazeg ‘Plounévézel est plus nanti que Bolazec’ (en cela faisant contrastant la terre ‘montagneuse’ de Bolazec à la terre plus féconde du bassin de l’Aulne où se trouve Plounévézel) ;
- le léonard aon, eeun sont des développements dialectaux de formes plus régulières de ces mots toujours en usage en centre Bretagne : aoun ‘peur’, eon ‘droit’.
- le léonard seder est chez nous zeber ‘gai, serein’. Les dictionnaires breton ne donnent pas d’étymologie, mais un galloisant – sous la forme zeber qui présuppose un seber littéraire – voit tout de suite que ce mot est apparenté au gallois syber, de divers sens, dont anciennement ‘imposant, fier, raffiné’, puis après ‘courtois, généreux, honnête, pure, propre’. Syberw, la forme médiévale du mot en gallois, nous montre que c’est un dérivé du latin superbus (et il importe de noter que seder en breton est attesté par Grégoire de Rostrenen équivalant le français ‘gaillard, allègre, dispos, sain’, sens qui se rapprochent des sens modernes, mais les attestations antérieures de seder provenant du XVIe et du XVIIe siècles ont tous le sens ‘certain’ quis semblent suggérer un mot d’origine différente) ;
- le léonard moger, chez nous magor ‘mur’, est dérivé du latin maceria, mais la forme magor est plus régulier comme dérivé KLT du mot latin, comparez kador ‘chaise’ du latin cathedra (comparez aussi le vannetais mangoer, kadoer et le gallois magwyr, cadair) ;
- le léonard penaoz ? est chez nous peneuz ? ‘comment ?’. Ce forme caractéristique du breton central est très régresssive puisqu’il a été occcultée par la progression de l’expression pesort-mod ? (ALBB 519; NALBB 32). Il faut être au courant de l’étymologie du breton et celtique pour comprendre que *neuz représente le vocalisme régulier en breton correspondant au mot gallois naws (anciennement gnaws) qui à le sens de ‘nature, disposition’. La variante *naoz (qui a donné, par perte du n initial, le verbe aoza dont le sens à l’origine devrait etre ‘façonner’) serait une ancienne variante dialectale du brittonique venu d’outre Manche, semblable au gallois. Quoi qu’il en soit en juste de cette hypothèse qu’enseignait le Professeur Léon Fleuriot d’un ‘élément gallois’ dans l’ancien breton, il est clair que la forme peneuz a une toute aussi ancienne origine que penaoz et que les deux variantes devraient êtres reconnues comme littéraires, bien que penaoz est de loin la forme la plus diffusée ;
- la forme littéraire KLT buoc’h (le léonard connaît aussi bioc’h, beoc’h) et la forme littéraire vannetaise buoh sont à pied d’égalité avec la forme cornouaillaise beuc’h – forme ‘non-littéraire’, bien que pas tout à fait inconnue de la littérature – puisqu’ils sont tous dérivés indépendamment du moyen-breton buch (pour les besoins de la comparaison, le gallois moderne buwch peut nous induire en erreur puisque lui aussi provient d’une diphtongaison de la forme moyen-galloise buch).
Nous nous arrêtons là, ayant démontré – nous espérons – que les formes des mots reconnues dans les dictionnaires bretons ne sont pas toujours les variantes qu’on devrait – en toute connaissance de cause – y reconnaître comme étant littéraires (d’autres dialectes pourraient offrir davantage d’exemples). L’histoire y joue son rôle, bien sûr, en favorisant certaines formes comme littéraires au dépens d’autres, sans souci d’antécédents historiques ou étymologiques. Le HLBI ne cherche pas à renverser le breton littéraire – qui ne peut que continuer la tradition haute-léonarde par défaut historique – mais cela nous empêchera pas d’essayer de suggérer d’inclure certaines variantes comme ayant droit à un statut littéraire, dans certains cas à la place de variantes existantes (hano), mais le plus généralement côte-à-côte des variantes déjà établies (krant ~ kran, aoun ~ aon, eon ~ eeun, seder ~ seber, magor ~ moger, penaoz ~ peneuz, beuc’h ~ buoc’h).
En guise de conclusion
Une fois le premier tome du HLBI publié, il deviendra clair que les entrées pour les noms de lieux dans ces tomes ne seront pas écrits pour accorder exactement avec la forme des dictionnaires mais tiendront compte des prononciations locales mimétiquement, surtout quand il s’agira de variations régionales. Par contre, l’analyse qui accompagnera chaque entrée écrira chaque composant du nom d’après leurs formes littéraires (ayant fait notre choix concernant l’orthographie préférée, voir sous 7.04 Critique des orthographies traditionnelles KLT et vannetaises). Cette forme littéraire nous l’adopterons, quand bien même que, dans nombre de cas, cette forme ne représente pas la forme d’origine du forme locale en question. Les formes référentielles que nous donnons pour chaque entrée n’est pas censé représenter les formes d’origines des composants en question, mais simplement une manière pratique de faciliter la référence à des dictionnaires où les lecteurs pourront accéder à une traduction basique de ces composants. Il y restera, bien sûr, le problème des mots archaïques et rares, et aussi les mots non-attestés autrement qui se trouvent seulement dans la toponymie mais pas dans les dictionnaires. Et, finalement, pour les noms de personnes, provenant de toutes les époques et non répertoriés dans des dictionnaires, nous devons établir une forme référentielle qui s’accorde avec le breton moderne. Là où nous ne pouvons qu’écrire une forme archaïque pour pouvoir traiter diverses formes nous le ferons précéder d’une astérisque si cette forme ne peut être considérée comme du breton moderne. Pour les besoins d’illustration, nous donnerons la forme référentielle *Goueƶien pour le nom de personne qu’on trouve en ‘breton moderne’ (dans la toponymie, bien entendu) sous diverses formes Gouchen ~ Goujen ~ Gouien ~ Goayen (nous avons préféré cette façon d’agir que de se référer à Go(i)dian une forme vieux-breton tardif bien attesté, ou à Goezian ~ Goezien, formes breton-moyens, eux aussi attestées).
POSTÉ mai 2018 (Iwan Wmffre).
Notes
↑1 | Le vannetais standard écrit toujours hanù bien que le ù consonantique ne se prononce plus dans aucun parler vannetais, ou presque. Dans le vannetais parlé donc, le ù consonantique s’est en générale amui, mais en renforcant le n simple du mot en nn double, cela donne – généralement – soit hañn nasalisé en bas-vannetais et hann non-nasalisé en haut-vannetais. L’ALBB nous montre le même phénomène du perte du w consonantique de la forme primitive hanw avec renforcement de l’ n simple dans un district du Goëlo à Pléguien. |
---|---|
↑2 | Je suis en position de confirmer que le mot se prononce hano hɑ͂·nʊ à Plounévézel en dépit de la forme ano que donne l’ALBB pour cette commune. La raison pour le manque de h initial dans l’ALBB doit être attribuée au contexte trompeur que je viens d’expliquer. Par souci d’exhaustivité je dois signaler l’existence également à Plounévézel de la forme métathétique haon hɑ͂wn pour ‘nom’ que je trouve dans la phrase an haon ha lesaon nɑ͂un a lesɑ͂un ‘le prénom et nom’ (PG HH-carn40-1973), ainsi que le dérivé infinitif haonyo ˈhɑ͂wɲo connu du moins dans certains chansons. Ces formes métathétiques semblant êtres typiques des régions situées à l’est et au sud de Carhaix. L’ALBB donne ˈhɑ͂nvəl à Plounévézel. |
↑3 | Comm. Mikael Madeg, qui atteste de ses collectes que lesano est largement majoritaire dans le Léon avec quelques attestations éparses de lezano, dû à une réanalyse, et de lesan, forme archaïque. Le h– de hano se trouve aussi dans l’explétive fitandoue ! (prononcé fitənˈduwə à Plounévézel), qu’on trouve dans les dictionnaires comme fidamdoue, une déformation populaire – acceptée par les dictionnaires – qui provient d’une réanalyse feƶ + da + ma + Doue ‘foi de mon Dieu’ plutôt que du juron d’origine fi + da + hano + Doue ‘fi au nom de Dieu’. Le h– de hano explique le [t] médial de fitandoue !. L’absence de o dans ce juron, comme dans lesan la variante léonarde archaïque de lesano, s’explique par le fait que cette voyelle était à l’origine consonne, comme dans le trégorrois hanw, et cela explique aussi la prononciation n-ɑ͂nˈduwə en breton central pour le juron en han’ Doue ! ‘au nom de Dieu’. |