La représentativité de données linguistiques recueillies
La division funeste contemporaine de la discipline de la phonétique entre phonologues et instrumentalistes – sous-disciplines qui ont le vent en poupe – ne prend même pas en compte un nombre non-négligleable de linguistes qui se réclament des ‘tribus’ des descriptivistes, des géolinguistes et des sociolinguistes, les mêmes ‘tribus’ linguistiques qui sont les plus actifs pour ce qui est du travail de terrain pour récolter des nouveaux données linguistiques. Car, il faut bien l’admettre en ce qui concerne les langues celtiques, la collecte des usages langagiers dans l’optique d’une communauté langagière ou géolinguistique semble s’estomper, seules des études de sociolinguistique (dans un courant labovien) sur des aspects très restreints d’usages langagiers semblent être de mise de nos jours. Toujours dans l’optique des langues celtiques contemporaines, il nous semble que de plus en plus de ‘mini-études’ se font sur divers aspects restreints de leurs usages langagiers par des personnes moins au fait de leur réalité, mais parachutés avec l’aide d’un établissement d’enseignement pour conduire une ‘micro-étude’ avec le but d’étayer ou d’infirmer un certain phénomène linguistique décidé à l’avance. Disons-le tout de suite, plusieurs études du type ‘intervention éclaire’ sont valables, mais certaines ne le sont pas et d’autres ne servent qu’à informer des spécialistes ailleurs plutôt que de contribuer à la croissance de nos connaissances accumulés sur les langues celtiques dont il est question. Ce qui est frappant dans le monde contemporain de la linguistique professionnelle, en tant que science pratiquée par un nombre croissant d’individus, est le peu de travail descriptiviste valable qui se fait. Il y a sans doute une manque de vision stratégique globale à tout cela, mais on ne peut ignorer le fait capital qu’une connaissance approfondie des usages linguistiques d’une communauté langagière ne s’acquiert pas sans une participation de terrain prolongée dans cette communauté. Par ‘prolongée’ nous voulons dire deux ans de vécu au minimum vital, et dans les faits beaucoup plus d’années. Quiconque s’introspecte honnêtement concernant son propre usage langagier pourra constater qu’ils apprennent régulièrement sur le tard des nouveaux aspects des usages linguistiques de la communauté langagière d’où ils sont issus, ce qui contextualise la réalité problématique d’un chercheur linguistique qui ne fait qu’ébaucher sa connaissance d’une communauté langagière qu’il prétend décrire.
En fait une compétence à communiquer dans une langue n’est que le pas préliminaire pour pouvoir décrire ‘les usages linguistiques d’une communauté langagière’ (terme voulu neutre – même si un peu lourd – qui exprime la réalité sociale d’une langue ou d’un dialecte dans son usage). Même en étant sa langue naturel d’origine, le linguiste descriptiviste qui voudra composer une description intégrale de la langue ciblée devra découvrir non seulement les usages linguistiques majoritaires, mais aussi les usages linguistiques minoritaires, voire idiolectales ; il faudra qu’il commence à distinguer les traits expansifs et les traits récessifs ; il faudra qu’il ne néglige pas de traiter les ‘desordres’ et les incohérences (soit systématiques, soit idiolectaux), en bref tout c’est-ce qu’il y a de dynamique aussi bien que systématique dans la langue ciblée. Cela relève – bien sûr – d’une tâche impossible à compléter sans qu’on y trouve rien à redire, mais nonbobstant tous les défis quasi-insurmontables concernant une complétion, elle demeure une tâche qui vaut la peine d’entamer pour tous les enseignements qu’elle apportera aux chercheurs pour leur révéler la nature dynamique du langage humain.
La phonologie, trop abstraite dans ses buts pour pouvoir décrire la réalité vécue, et la phonétique instrumentaliste, incapable (pour le moment) de recueillir les données linguistiques en nombre suffisant et trop mécanique (pour le moment) pour pouvoir distinguer les aspects sociaux avec lesquels les réalités linguistiques s’immiscent sont tous deux insuffisants pour pouvoir composer une description intégrale d’une langue ciblée qui traite egalement de la phonétique et de la phonologie. Les sons du langage étant une partie prenante des interactions entre humains, il est très adéquat pour des chercheurs compétents dans leur communication dans la langue ciblée de les étudier surtout à l’aide de leur ouïe, d’ailleurs nous dirions pas seulement ‘adéquat’, mais ‘indispensable’. Si nous accordons la pré-éminence au travail de terrain humain et les capacités langagières innées de la plupart des individus, nous ne tournons pas le nez du tout aux acquis de la phonologie qui nous apprennent que les jugements de chaque individu sur la nature des sons linguistiques (nous dirons ‘phones’ désormais) qu’ils entendent sont très influencés par leur passé phonologique individuel, c’est-à-dire leur façon d’analyser et distinguer ces sons, et qu’un linguiste descriptiviste à le devoir d’explorer constamment d’autres façons de percevoir les phones pour essayer de se soustraire de son propre parti-pris phonologique. Nous ne tournons pas le nez, non plus, à la phonétique instrumentaliste, mais préconisons son rôle comme atout auxiliaire, et surtout comme comme garde-fou à nos jugements impressionistes, surtout quand il s’agit de différences phonétiques délicates. Les transcriptions phonétiques impressionistes de terrain ne peuvent pas être aussi systématisées qu’une analyse phonologique, ni aussi détaillées qu’une analyse instrumentale car ils sont approximatifs, mais l’adjectif ‘approximatif’, du moins qu’il reflète une réalité représentative de la langue ciblée, est – à parler honnêtement – tout ce que l’on peut attendre d’une bonne description linguistique. Nous ne nous occupons pas des sciences proprement mathématiques comme la chimie et la physique ou on peut s’adonner utilement à contrôler précisément les quantités mises à l’épreuve d’analyse.
Et puis concernant les transcriptions phonétiques impressionistes dûs à l’ouïe : Est-ce qu’il y a des différences de phones qui n’entrent pas dans un cadre systématique ? Bien sûr que oui, mais en cela disant il faut prendre des précautions ; Est-ce qu’un son linguistique entendu mais pas enregistré existe-t-il ? Bien sûr que oui, mais en cela disant il faut prendre des précautions. Ces précautions comportent trois volets : 1. cogiter sur cette nouveauté entendue ; 2. faire quelques vérifications ; 3. scruter la littérature pertinente, et seulement après tout cela décider sereinement du degré de vraisemblance du phénomène rencontré. Il est bien sûr très possible de se tromper et d’entendre toutes sortes de ‘fantasmes’ linguistiques, mais le statut chevronné, sérieux d’un chercheur qui a beaucoup d’années d’expérience devrait servir de marque de qualité bien que même les chercheurs les plus aguerris ne sont pas inoculés à 100% contre des ‘phantasmes’ linguistiques de ce genre.
Si nous avons parlé longuement dans ces prolégomenes des partis-pris systématiques des phonologues et des partis-pris technologiques des instrumentalistes c’est que ces partis-pris sont une réalité bien concrête. Dans notre qualité de Breton, nous sommes originaires de la commune de Plounévézel même si l’on a vécu surtout ailleurs hors de France. Nous avons étés élevés en breton ancré de tradition qui est surtout celle de Plounévézel et des communes avoisinantes de Kergloff et de Poullaouen depuis 1964. Ce qui plus est, nous avons étudié ce breton très assiduément dans la thèse sur le breton de Poullaouen de Francis Favereau de 1984 et d’une étude sur le breton de Plouguer de Albert Trévidic de 1987 et nous avons nous-même composé une courte description du breton de Plounévézel parue en 1999. Nous ne parlons qu’en passant de notre expérience de dialectologue chevronné – surtout au Pays de Galles – pendant plus d’une vingtaine d’années d’activité. Si nous deignons d’entrer tellement dans les détails de notre expertise en la matière c’est pour mettre en relief ma surprise quand, dernièrement, un ‘instrumentaliste’ (en fait un collectionneur d’enregistrements du breton) me disait qu’il accordait plus de poids à une prononciation bretonne de Plounévézel ˈpo͂nvəl qu’il avait entendu dans un de ses enregistrements d’une personne habitant là, qu’à ma déclaration que la seule prononciation employée était en fait po͂nˈvɛl. Rien n’y faisait. Le fait qu’une prononciation était bouclée dans un enregistrement éclipsait le ouï-dire qu’il venait d’entendre de ma part (quels que soient mes antécédents …).1Cette conversation prit suite à une observation où je critiquais la graphie Ponvel qu’employait la personne – comme beaucoup d’autres – pour ce qui devrait s’écrire Ponvêll au vu de la prononciation et l’étymologie. L’habitude d’écrire Ponvel est moins nuisible à des lecteurs habitués au français avec son accentuation finale, mais conduit inévitablement chez des personnes au fait des règles générales de l’accentuation du breton KLT à commettre des fautes de prononciation comme ˈpo͂nvəl et même ˈpo͂vəl. Cet incident me fit penser à qu’adviendrait-il de la valeur accordée aux nombreuses transcriptions dialectologiques breton (tantôt phonétiques, tantôt mimétiques) face à une idéologie qui ne reconnaîtrait que ce qui est enregistré. Le danger d’accorder trop de confiance à tout ce qui est enregistré est manifeste dans le contexte d’une langue comme le breton qui vit ses dernières années de langue sociétale. Les enregistrements de la langue bretonne croît alors que la société qui le parle sombre dans l’océan sociétale française. Le fait qu’un trait linguistique est enregistré ne prouve pas en lui-même que le trait soit représentatif de la langue en question. On peut décéler une croissance des gallicismes dans les enregistrements de vieux bretonnants d’aujourd’hui qu’on n’entendait pas chez les vieux bretonnants de notre jeunesse dans les années 1960 (et quelles différences non-documentées y aurait-il entre le breton de la vieille génération des années 1960 et de leurs aïeux d’avant la Guerre de 1914 ? On peut seulement l’imaginer.). On a parlé trop souvent et trop tôt des ‘terminal speakers‘ du breton quand le breton était bien plus vivace qu’il ne l’est aujourd’hui (Wmffre 2007: 425–27), mais le jour n’est pas bien loin quand on sera en droit de demander quel est le lien linguistique, dans tous ses détails, entre le breton qu’on enregistera et le breton tel qu’il se parlait communément quand la langue était la première et même seule langue de ses locuteurs. Outre quelques exceptions dues à des circonstances familiales hors du commun, la langue bretonne est même à ce moment en train de voir disparaître les derniers locuteurs bilingues à dominance bretonne. Nul mesure instrumentaliste pourrait suppléer le manque d’informateurs représentatifs sur le breton traditionnel, transmise de génération en génération comme toute langue naturelle.
Nous avons parlé longuement des partis-pris systématiques ou instrumentaux qui sous-tendent l’analyse scientifique des phones (sons linguistiques) (voir ici), tout en rappellant la nature dynamique du langage qui existe dans une communauté langagière et la situation fragile voire ‘catastrophique’ de la communauté langagière bretonne en cette année 2020.
Notes
↑1 | Cette conversation prit suite à une observation où je critiquais la graphie Ponvel qu’employait la personne – comme beaucoup d’autres – pour ce qui devrait s’écrire Ponvêll au vu de la prononciation et l’étymologie. L’habitude d’écrire Ponvel est moins nuisible à des lecteurs habitués au français avec son accentuation finale, mais conduit inévitablement chez des personnes au fait des règles générales de l’accentuation du breton KLT à commettre des fautes de prononciation comme ˈpo͂nvəl et même ˈpo͂vəl. |
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